Sylvie Kempgens

Publié dans Bulletin PAVÉS n°35 (6/2013)

Les droits humains et les religions, la neutralité des institutions (quand il s’agit notamment de questions comme la maternité choisie, la santé reproductive, le mariage gay et, dans les institutions catholiques, le droit du travail), la place de la femme, l’éradication de la pauvreté en Europe sont les chevaux de bataille du Réseau européen Églises et Libertés qui tenait son assemblée générale à Alcalá de Henares, près de Madrid, en ce début mai.

L’activité politique du réseau

Il est important pour nos représentants auprès du Conseil de l’Europe à Strasbourg et à l’EPPSP (la Plateforme du Parlement européen pour la Laïcité en politique) à Bruxelles de rendre compte de leurs travaux une fois par an et d’articuler leurs différentes activités. Il est nécessaire aussi que le Réseau confirme, face aux institutions européennes, des positions cohérentes avec l’Évangile dans ce contexte de crise sociale.  Le week-end a donc été chargé, et l’équipe appelle de ses vœux du renfort...

 

C'est qu’il est prévu, à plusieurs niveaux des institutions européennes, que les responsables religieux soient consultés. Mais, sur bien des questions, les positions défendues par la hiérarchie ne représentent que cette dernière et le Réseau européen s’emploie à faire entendre une autre voix – par exemple, celle des femmes et des homosexuels.

Le Réseau est aussi habilité, lorsqu’il constate une situation de non-respect des droits humains, à introduire des plaintes à Strasbourg – moyennant  constitution d’un solide dossier juridique. Ces dossiers doivent "remonter" des groupes nationaux. La balle est donc dans notre camp !

C’est un membre du Réseau, François Becker, qui préside le G3i (Groupe international, interculturel, interconvictionnel) et mène, auprès des institutions européennes, des activités de sensibilisation à l'interconvictionnel.

Enfin, au Forum social mondial de Tunis ce printemps, une table ronde a été organisée par deux membres du Réseau, sur le thème "Libertés et état de droit : les défis de la construction d’une société démocratique pluriconvictionnelle".  On en parle dans un autre article de ce bulletin.

Trois questions : la laïcité, la solidarité, le genre

Avant la journée de rencontre avec une communauté de base espagnole et une association accueillant les sans-papiers, et outre des moments plus formels consacrés aux mandats, aux finances, et aux rapports d'activités des uns et des autres, les délégués ont travaillé sur plusieurs sujets précis.

1.  La réflexion sur la laïcité, dans la perspective d'une position commune du Réseau, reste un chantier passionnant et passionné. Le vocabulaire est piégé, le mot laïcité ayant dans beaucoup de pays une connotation hostile à la religion. Les anglophones semblent avoir moins de souci avec le terme secularism, se contentant souvent d’acter la progression du phénomène. La séparation Église-État exclut-elle tout financement ? Cela compromettrait l'emploi de nombreux travailleurs sociaux, par exemple en Allemagne et en Autriche. Et en Belgique, le financement pourrait même être un moyen pour l'État de contrôler le fonctionnement des différentes confessions. Les Hollandais ne pensent pas possible de jamais séparer totalement religion et société. Les Italiens suggèrent un autre critère pour évaluer la situation et les progrès à faire : la pauvreté de l'Église. Mais il faut aussi acter le pluralisme de nos sociétés. Pour les Français, il est essentiel que la liberté de conscience de chaque individu soit respectée, et que les lois soient appliquées. Mais une voix des USA réplique que certains droits doivent pouvoir se relativiser avec d’autres parfois contradictoires…

La réflexion doit être poursuivie l'an prochain... en Belgique ! Réflexion à relier avec le travail mené sur les droits humains dans l'Église.

2. En matière de solidarité internationale, j'ai noté :

-       le travail que mène l'ACAT (Association catholique pour l'abolition de la torture) en Afrique contre les crimes rituels, et pour la défense des personnes persécutées parce qu'albinos ;

-       la campagne lancée par Oxfam Autriche pour épauler les communautés indigènes face aux projets de prospection, minière par exemple : quelques fiches plastifiées, rédigées en espagnol, expliquent comment s'organiser pour faire respecter le droit au consentement libre, préalable et éclairé que les Nations Unies reconnaissent aux peuples autochtones (cinq étapes claires : découvrir l'identité des commanditaires et demander des détails, discuter du projet en communauté, négocier avec les entrepreneurs ou prendre un avis juridique, décider en communauté, poursuivre les contacts avec les responsables pendant la durée du projet) ;

-       la campagne Publiez ce que vous payez en direction des entreprises d'extraction qui opèrent en Afrique : on leur demande de faire connaître les montants qu’elles versent aux autorités locales, ceci afin de permettre à la société civile de s'assurer que les infrastructures publiques profitent de cette "manne" ; les responsables de la campagne portent le projet au niveau européen et espèrent sa traduction dans une directive contraignante.

3.  Dans l'atelier intitulé "Sex and Power" ont été abordés le concept de Dieu tout puissant, à l'image desquels les hommes se construisent et se comportent, l'obsession de la hiérarchie ecclésiastique pour la sexualité, sa façon de catégoriser les gens en s'opposant à la notion de "genre", et l'obstruction du Vatican à l'approbation de la charte des droits sexuels et reproductifs au niveau de l'ONU (le groupe Católicas por el derecho a decidir a rédigé un "Décalogue" de ces droits : droit à l'égalité, à l'autonomie sexuelle, à la liberté et l'intégrité physique, à l'information, à l'intimité et la confidentialité, à décider entre les différentes options reproductives, à fonder une famille, à des services de santé sexuelle et reproductive) ; sont mises en avant l'importance de la dignité et du bien-être dans le domaine de la sexualité, et la nécessité d'une théologie de l'amour et de la sexualité, encore à écrire. Vu d'Espagne, on sent combien est fort le besoin de laïcité pour faire reconnaître ces droits, les faire respecter, les défendre.

La rencontre européenne est aussi l'occasion pour chacun de donner des nouvelles de son pays : l'Église italienne organise certes la charité, mais elle reste très soucieuse de ses propriétés et ne défend pas les droits des plus fragiles ; le mariage gay a mobilisé les forces en France, en Italie, en Angleterre, où l'on a travaillé aussi sur les droits des femmes dans l'Église ; aux Pays-Bas, la hiérarchie est de plus en plus crispée sur les regroupements de paroisses, il s'agit donc de soutenir les groupes qui tentent l'aventure de l'autonomie ; le groupe portugais Nós Somos Igreja est bien actif, organisant trois à quatre événements par an, et il est en pointe pour célébrer le 50e anniversaire du Concile Vatican II ; nous apprenons qu'en Suisse, si les Églises veulent pouvoir gérer l'argent reçu via les impôts confessionnels, elles sont obligées de s'organiser de manière démocratique !

Nous sommes Église

IMWAC (International Movement We Are Church) profite de ce que plusieurs de ses membres actifs sont sur place pour tenir une réunion informelle. J’en retiens que :

-       on espère pouvoir nouer des contacts avec des groupes-frères en Asie ;

-       on suggère un modus operandi pour les communiqués de presse ;

-       on compte célébrer dignement le 50e anniversaire de la clôture du Concile Vatican II, à Rome fin 2015, l'intention étant de témoigner de l'existence d'une autre Église, de révéler au grand jour l’existence des communautés qui, dans l’esprit du Concile, vivent "autrement", de rassembler les groupes qui plaident pour des changements, et surtout de susciter un dialogue à l’intérieur de l’Église ;

-       la nouvelle que le Pape François réunit un conseil autour de lui nous réjouit, ainsi que sa façon de mettre l’Évangile en œuvre ; il y a donc matière à réfléchir ensemble sur notre positionnement et notre stratégie dans cette nouvelle conjoncture.

Pour les lecteurs qui ne s’y retrouveraient plus (!), une explication claire (rappelée à Alcalá) :

-       le Réseau européen s’occupe de politique et de société,

-       IMWAC, des problèmes au niveau de l’Église institutionnelle,

-       les Communautés de base proposent l’expérience concrète du partage de la foi, voire de la vie en communauté.

En somme, trois mouvements différents, mais complémentaires.

Espagne, Europe, Espérance ?

Et nous avons effectivement été accueillis au Movimiento Apostólico Seglar par une communauté de base dynamique, militante même, qui avait mis à l’ordre du jour l’Europe déshumanisée et désabusée, et les raisons d’espérer qu’on peut néanmoins trouver.

Le Réseau avait déjà dit en séance que les politiques européennes ne sont pas compatibles avec la démocratie. Il va entendre le point de vue musclé de quatre intervenants espagnols.

Le premier (le philosophe et homme politique de gauche Antonio Garcia Santesmases) fait un parallèle entre la faillite de l'internationale socialiste au début du XXe siècle et l'appel à la solidarité lancé récemment par les travailleurs grecs et espagnols aux travailleurs allemands et hollandais, appel resté sans suite... Il met en évidence la crise de la démocratie libérale et la disparition du modèle de négociations gouvernement-patrons-travailleurs, et alerte sur le retour des nationalismes et sur les tensions provoquées par les extrémismes. Il dépeint le modèle social actuel comme le "modèle des 2/3" :

-       un tiers de la population dirige et s'enrichit fortement,

-       un deuxième tiers est constitué par les travailleurs, auxquels on fait miroiter qu'ils pourraient profiter d'une partie de la richesse du premier tiers,

-       le troisième tiers rassemble les chômeurs et les exclus.

Le tout dans une culture des loisirs, et un modèle de consommation de masse qui atteint clairement ses limites.

A Madrid, l'attitude et le discours de l'Europe sont de plus en plus inac-ceptables : "Tout ce que fait l'Espagne est un problème. Et l'Europe est présentée comme la solution à tout. Mais des politiques qui sont mises en œuvre, rien ne marche !"

Le décor ayant été planté pour les "Européens du Nord", les trois intervenants suivants vont récapituler et interpréter les résultats des réflexions menées par des groupes de travail au sein de la communauté, en préparation à notre visite.

Un professeur de sociologie, Rafael Diaz Salazar, empoigne le mot "espoir" : il faut des incertitudes et de la désolation pour qu'il y ait matière à espoir ; lui se présente en souriant comme "un pessimiste, tenté par la pire possibilité", mais se situant le "jour après l'échec", après la nuit obscure de la crucifixion : il fait ainsi rimer résurrection et insurrection, invoque en cette veille de Pentecôte l'esprit de mobilisation pour quitter le temple et descendre dans la rue ! Nous serons des porte-parole de l'espoir chrétien si nous nous affirmons résolument contre le capitalisme, tellement hégémonique qu'il a intégré la gauche et le syndicalisme dans un "consensus du confort". Pour notre orateur, les vrais dirigeants syndicaux doivent faire partie des précaires. Il en appelle à une autre politique, une autre société civile, une "culture du grand rejet", une sagesse écologique. Il fonde son espoir sur un modèle de décroissance, sur la démocratie de la dette, la fin des paradis fiscaux et de la propriété privée, sur la ou les formations politiques qui parviendront à mobiliser les chômeurs et les expulsés de leur mai-son (on fête ce week-end-là le 2e anniversaire du mouvement des Indignés).

Le théologien Benjamín Forcano lui emboîte le pas en lançant un vibrant appel au respect de la dignité humaine. L'être humain n'est pas instrumentalisable par l'économie, tout être humain doit recevoir un traitement humain. Nous devons refuser "la richesse pour les uns, la pauvreté pour les autres". Jésus s'est placé hors d'un système injuste : "L'Esprit m'envoie annoncer la bonne nouvelle aux pauvres". Ne peut pas servir Dieu celui qui fait de l'argent le centre de sa vie. Ceux qui ne comptent pour rien dans le système capitaliste aujourd'hui sont les premiers dans le cœur de Dieu. Cela me rend malade quand je suis traitée de façon injuste ? Si je partage la compassion de Dieu pour l'homme souffrant, cela me rendra malade aussi qu'on traite un autre de façon indigne, ou injuste. Et cette attitude est de nature à bouleverser l'ordre entre nous. Nous nous lèverons pour affirmer : "La discrimination, je ne supporte pas. L'humiliation, je ne supporte pas." Et nous qui, trois jours plus tôt, avions aperçu sous les arcades de la prestigieuse et touristique Plaza Mayor les sans-abris dormant sous leurs cartons...

Il nous faut donc orienter l'économie vers les plus démunis au lieu de les frapper davantage,  partager ce que nous avons, défendre les biens com-muns pour garantir les droits de tous, et agir avec compassion et tendresse envers les pauvres et envers l'environnement. "Juntos todos ! Ensemble, nous pouvons".

Enfin, Javier Baeza Atienza, prêtre engagé dans la lutte contre la criminalisation des personnes qui viennent en aide aux sans-papiers, alerte sur ce dans quoi bascule l'Espagne : la guerre contre les pauvres, et son cortège de persécutions policières et d'enfermement. "Ne vous battez pas entre vous en laissant tranquilles les responsables de cette situation !" On est passé de l'État-providence à un État de malaise, qui rend indispensables la solidarité, l'assistance aux plus démunis, l'engagement pour la dignité de l'être humain. Ainsi que la lutte pour l'éducation et la santé publiques. Il nous appelle à incarner la tradition évangélique, à ne pas nous contenter de l'admirer ! Soyons là où se joue la vie des nécessiteux (dans la rue), ouvrons-nous à l'inattendu, libérons plus que du temps libre pour les pauvres, soyons à l'écoute de leurs récits, partageons leur sort, aidons-les à "descendre de la croix".

Et nous avons la chance d'être accueillis le soir même dans une association qui épaule et défend les sans-papiers venus d'Afrique, d'Amérique latine, d'Asie. Une énergique religieuse vêtue d'une djellaba anime le lieu, proclamant donc ouvertement qu’ "aucune personne n'est illégale". On ne pouvait pas mieux illustrer et appuyer les vibrants appels de nos quatre orateurs, tant l'atmosphère de ce moment a été chaleureuse, drôle et émouvante.

L'an prochain, la Belgique accueillera la rencontre du Réseau. Les défis qui nous attendent sont bien sûr logistiques, mais aussi de faire avancer le Réseau européen Église et Liberté dans sa connaissance des institutions européennes, et des relations Église-État dans chaque pays, ainsi que dans son fonctionnement démocratique.

Nous comptons sur toutes les bonnes volontés pour nous aider à porter l'organisation de cette session. Et pour assurer le moment venu des rencontres chaleureuses et vraies avec les délégués européens ...

Sylvie Kempgens (Communautés de base)

http://paves-reseau.be/revue.php?id=1213