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BRÉSIL - Joseph Comblin : un défi à l’intelligentsia brésilienne

 

Aueur Leonardo Boff

samedi 9 avril 2011, mis en ligne par Dial

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Nous publions ci-dessous l’article rédigé par le théologien de la libération Leonardo Boff en hommage à Joseph Comblin, décédé le 27 mars 2011 [1].


Le 27 mars dernier, est décédé à l’âge de 88 ans, près de la ville de Salvador de Bahia, le théologien de la libération Joseph Comblin. Belge de naissance, il opta pour travailler en Amérique latine. S’apercevant que le christianisme européen était à son crépuscule, il vit dans le sous-continent un espace disponible à la créativité et à un nouvel essai, en contact plus spécialement avec la culture populaire. Il incarnait la nouvelle façon de faire de la théologie, inaugurée par la théologie de la libération, qui consiste à avoir un pied dans la misère et l’autre dans la faculté de théologie. Ou dit autrement : articuler le cri des opprimés avec la foi libératrice du message de Jésus, en partant toujours de la réalité contradictoire et non des doctrines et en cherchant collectivement une sortie libératrice de celle-ci.

Il vécut pauvre et sobrement dans le Nordeste brésilien. Et même là, où l’on présume qu’il n’y a pas les conditions nécessaires pour réaliser une production intellectuelle de premier plan, il écrivit des dizaines de livres, dont plusieurs font preuve d’une grande érudition. En toute logique, il profitait de ses séjours dans son université d’origine de Louvain-la-Neuve pour garder ses connaissances à jour. C’est ainsi qu’il écrivit un des meilleurs livres qui existe sur L’Idéologie de la Sécurité nationale, deux volumes sur La Théologie de la révolution, une étude détaillée sur Le Néolibéralisme : l’idéologie dominante au tournant du siècle, ainsi que des dizaines de livres de théologie, d’exégèse et de spiritualité parmi lesquels je retiens : Le Temps de l’action ; Chrétiens en route vers le XXIe siècle et Vocation pour la liberté. Il fut conseiller de Dom Helder Camara dans sa lutte pour les pauvres et de Dom Leonidas Proaño, évêque des Indiens de Riobamba en Équateur.

Du fait de son engagement, il fut expulsé du Brésil en 1972 par le régime militaire. Il alla alors travailler au Chili d’où il fut également expulsé par les militaires en 1980. De retour au Brésil, dans l’État de Paraíba, il se consacra à donner corps à une profonde conviction : celle que le nouveau christianisme brésilien devait naître et se rénover à partir de la foi du peuple. Il créa plusieurs initiatives d’évangélisation populaire qui furent connues sous le nom de « théologie de la bêche ». Il s’inspira du Père Ibiapina et du Père Cícero [2], les grands missionnaires du Nordeste, qui davantage que d’administrer des sacrements et de renforcer l’institution ecclésiastique, exerçaient une pastorale d’accompagnement et de consolation des opprimés.

Comblin est l’un des meilleurs représentants du nouveau type d’intellectuel qui caractérise les théologiens de la libération et des agents de pastorale qui suivent cette voie. Il réalise un partage de savoirs, c’est-à-dire qu’il prend au sérieux le savoir populaire et qu’il l’articule avec le savoir académique, de manière critique et engagé envers les transformations sociales. Cet échange enrichit l’un et l’autre. L’intellectuel repasse au peuple un savoir qui l’aide à avancer et le peuple oblige l’intellectuel à penser les problèmes actuels et à s’enraciner dans le processus historique.

L’intelligentsia brésilienne possède une dette sociale énorme, impayable, envers les pauvres et les exclus. En grande partie, les universités sont des macro-appareils de reproduction d’une société discriminatoire et des fabriques formatrices de cadres pour le fonctionnement du système en vigueur. Mais il faut reconnaître également, et ce malgré leurs limites, le fait qu’elles furent et sont encore, des laboratoires de la pensée contestataire et libertaire. Mais il n’y a pas eu encore une rencontre profonde entre l’université et la société, réalisant une alliance entre l’intelligence académique et la misère populaire. Ce sont des mondes parallèles et ce ne sont pas les extensions universitaires qui vont combler ce fossé. Il doit se produire un véritable échange des savoirs et des expériences. Ignorant est celui qui imagine que le peuple est ignorant. Ce dernier sait beaucoup de choses et il a découvert mille et une façons de vivre et de survivre dans une société qui lui est adverse.

S’il faut attribuer un mérite culturel aux théologiens de la libération (ils existent ici et dans le monde entier et Rome n’est pas parvenu à les faire disparaître), c’est d’avoir effectué ce mariage. C’est pourquoi, on ne peut penser à une théologie de la libération qui n’ait pas les pieds dans ces deux mondes, pour ensemble s’efforcer d’engendrer une société plus égalitaire qui, dans le dialecte chrétien, possèdera plus de biens du Royaume que sont la justice, la dignité, le droit, la solidarité, la compassion et l’amour.

Le Père Joseph Comblin nous laisse un exemple et un défi.